Alors que la scène politique libyenne commence difficilement à se stabiliser (élections au Congrès National le 7 juillet, passation des pouvoirs avec le Conseil National de Transition le 9 août, élection du Premier ministre Mustafa Abou Shagour le 12 septembre puis son renvoi par le Congrès le 7 octobre), les nouvelles autorités se retrouvent toujours confrontées à des défis de gouvernance considérables. Outre la nécessité de répondre aux besoins humanitaires de la population et de localiser les actifs financiers libyens à l’étranger, les autorités libyennes doivent relever les défis posés par les crises sociales et identitaires héritées des années Kadhafi. Faisant de son pays une antithèse de l’État-nation moderne, celui-ci a poussé les Libyens à se retrancher davantage dans des réseaux sécuritaires et d’appartenance relevant de la religion, de la géographie ou de la parenté, au détriment d’un sentiment d’appartenance nationale. La méfiance traditionnelle des groupes tribaux et des provinces au pouvoir central émanant de Tripoli s’est donc renforcée, et se conjugue désormais à un manque d’institution et de cadres capables de résoudre les conflits et les différends. Cela explique par exemple le problème de l’intégration des brigades et milices aux forces armées et de police officielles, ou encore le mouvement fédéraliste de l’est libyen, qui a résulté en la création du Conseil Barqa et du Parti Unioniste Libyen. Si aucun de ces mouvements n’a les capacités d’exploiter les sentiments régionaux ou nationaux des Libyens, ils ont une capacité de nuisance suffisamment importante pour déstabiliser le processus de transition à un État moderne. La mort de l’ambassadeur américain Chris Stevens est venue renforcer l’image d’un pays qui est au bord de l’abîme. Pourtant si elle a révélé les fortes capacités de nuisance des mouvements extrémistes qui fleurissent en Libye et dans la région (ils s’attaquaient notamment depuis plusieurs mois à des sanctuaires), la réponse des Libyens à cette attaque a montré que les Libyens ne comptaient pas laisser leur pays aux mains des extrémistes. Descendant par milliers dans les rues de Benghazi, ils ont condamné cette attaque avec la plus grande fermeté avant de chasser par plusieurs centaines Ansar el-Sharia de ses locaux. Par ailleurs, il est indéniable que l’Islam fera partie de la trajectoire sociale et politique du pays, puisqu’il en demeure l’une des principales forces fédératrices. Il n’en reste pas moins que les Libyens sont opposés aux extrêmes, ce qui s’est clairement manifesté durant les élections, où tant les partis que l’on a présenté comme « libéraux » que les « islamistes », ne voulaient se voir étiquetés de la sorte. Durant la campagne, peu de différences se sont manifestées entre les positions publiques de ces partis, qui s’accordaient tous sur la nécessité d’un nouvel État modéré et l’établissement d’une économie moderne.
Les difficultés du New Deal libyen
Durant les années Kadhafi, la redistribution de la rente pétrolière avait permis d’acheter la paix sociale, et la population connait l’un des plus hauts niveaux de vie du monde arabe. Après quelques réformes économiques efficaces à partir de 2003[1], et le lancement d’importants programmes d’équipements industriels et agricoles (Grande Rivière par exemple), les services publics n’ont fait que de se détériorer, et le climat des affaires, corrompu et juridiquement pauvre, n’a pas encouragé les investissements et le développement du secteur privé. Quelques réformes avaient été entreprises ces dernières années : création de la bourse des valeurs de Tripoli en mars 2007, rationalisation du système bancaire, création de l’Autorité libyenne d’investissements (LIA), politiques d’exportations pour stimuler le commerce, notamment sur les marchés régionaux, mais elles n’ont pas suffit à assainir le climat économique et social, aggravé par le conflit armé de l’année passée. Durant l’insurrection armée de février à octobre 2011, la production pétrolière est passée de 1,8 millions de barils par jour en 2010 à 22 000 en juillet 2011 (les hydrocarbures fournissent 70% du Produit Intérieur Brut et 95% des recettes d’exportation). Cette quasi interruption de la production pétrolière et gazière s’est accompagnée d’une paralysie du système financier et de l’effondrement des importations du fait du manque d’accès aux devises étrangères (l’excédent de la balance commerciale est passé de 21% du PIB en 2010 à 4,5% en 2011). Enfin, les équipements publics, qui étaient de bonne qualité, ont pour la plupart été endommagés ou détruits par les combats.
Selon les prévisions de The Economist Intelligence Unit, l`économie libyenne connaitra en 2012 la croissance la plus élevée au monde en raison du démarrage du chantier de la reconstruction du pays estimé à plus de 200 milliards de dollars, et du maintien du cours du baril de pétrole à un niveau élevé. Le FMI en effet prévoit une croissance du PIB de 116,6% en 2012, stimulée par la production pétrolière dont le niveau de production est reparti à la hausse, après une chute de 60% du PIB l’année dernière. Le taux de croissance devrait se stabiliser à 16,5% et 13,2% en 2013 et 2014 respectivement, mais cette croissance devra être inclusive, et représentative d’une économie diversifiée qui reste encore trop sensible à l’évolution du marché des hydrocarbures. La Libye pourra compter sur de nombreux atouts pour se (re)construire : un pays relativement riche, une population jeune et dynamique (50% a en dessous de 25 ans), une ligne côtière exploitable (commerce, tourisme), une position géographique privilégiée entre l’Europe et l’Afrique (avec des opportunités d’intégration régionale, surtout avec la Tunisie), 41 milliards de barils de réserves de pétrole, des réserves d’or estimées à 8 milliards de dollars, sans compter les actifs de l’Autorité Libyenne d’Investissements, d’environ 65 milliards de dollars. L’économie libyenne a déjà commencé à montrer des signes positifs d’une réelle reprise, les importations sont par ailleurs revenues à la normale, et l’inflation des prix à la consommation semble se stabiliser autour de 10%. La Bourse libyenne a par ailleurs repris ses activités à la mi-mars 2012 après sa fermeture en février 2011, signalant sa réouverture aux affaires. Les autorités sont tout de même face à plusieurs défis, sociaux et fiscaux notamment. Les derniers chiffres du chômage de 2011 indiquent d’abord un taux de chômage de 26%, surtout parmi les jeunes, alors que la Libye connait un suremploi massif dans certains secteurs (banques, hôtellerie, entreprises d’utilité publique), et absorbait le chômage de ses voisins, attirant 3 à 4 millions d’étrangers, surtout venus d’Afrique du Nord (Égypte, Maghreb) et subsaharienne. Le secteur énergétique représente 60% du PIB mais seulement 3% de la population active officielle, alors que les services publics emploient 51% de la population active officielle, mais ne représentent que 9% au PIB, sans compter le nombre considérable de fonctionnaires de l`État inactifs mais touchant un salaire mensuel. Cela requiert des politiques publiques de rééquilibrage, mais également une discipline fiscale, d’autant plus que les salaires plus élevés et les subventions affectent le budget ainsi que les perspectives pour les finances futures du gouvernement. Les dépenses en salaires ont en effet augmenté d`environ 60%, notamment du fait de l’augmentation des salaires du secteur public en mars 2011, ce qui devrait engendrer une hausse de la masse salariale de 9% du PIB en 2010 à environ 19% du PIB cette année. Cela risque de réduire l`incitation pour les individus de chercher un emploi dans le secteur privé, et n’encourage pas la diversification économique.
Du fait de son abondance des ressources, la Libye a plus besoin d’assistance technique dans la gestion de sa richesse que d’assistance financière, c’est dans ce but que le FMI et la Banque mondiale ont commencé à travailler avec les autorités pour la gestion des finances publiques dès janvier 2012. La reconstruction doit inclure les aspects sociaux, politiques, juridiques et économiques pour une reconstruction intégrée et systémique, et favoriser transparence et responsabilité afin de promouvoir le secteur privé, dont le crédit a diminué de 6% en 2011. Le problème de son financement sera majeur, puisque jusque là, les banques locales disposant de ressources n’ont pas prêté aux PME, du fait de la pauvre infrastructure juridique (leurs droits ne sont pas garantis) et de l’absence de disponibilité de finance islamique. La création d’institutions gouvernementales devra favoriser l’émergence d’une communauté d’affaire indépendante, puisque la Libye manque de gestionnaires professionnels, qui du fait d’un manque de formation intra et intersectorielle ne sont ni concurrentiels ni efficaces. Le climat des affaires reste faible, avec des lois d’investissement incertaines, des partenariats locaux indéfinis, une gouvernance d’entreprise encore naissante, et des accords commerciaux hérités de l’ancien régime dont le sort reste à fixer. Il devra donc être revu, avec des critères de transparence, de responsabilité, de primauté du droit, de droits de propriété et d’accès au financement. Par ailleurs, les institutions de coordination tels les normes juridiques ou les syndicats et partenaires sociaux, ont été jusque là inexistants. Toute la législation héritée de l’ancien régime est en phase d’être revue, les règles pour les coentreprises ont d’ailleurs déjà été fixées par le décret n°103 de l`année 2012 publié le 13 mai, mais modifiées suite à des protestations[2] par le nouveau texte 207/2012. Ce dernier plafonne à 49% la participation étrangère, avec 51% de participation obligatoire de la part d’une entreprise libyenne dans un projet de joint-venture (la participation étrangère peut aller jusqu’à 60% selon son type d’activité, sa localisation et ses contraintes technologiques, et sur décision du ministre de l’Économie).
Les autorités ont insisté sur le besoin d’investissements étrangers pour redresser le pays et son économie. A ce titre, la volonté d’établir une zone de libre-échange à Benghazi pour en faire une plaque tournante commerciale, et l’activisme du port de Misrata et de sa zone de libre-échange, sont des signes encourageants. Les ambitions libyennes de devenir un pôle d’affaire régional restent cependant conditionnées à la diminution des risques sécuritaires et aux prix internationaux du pétrole[3].
Vers une démocratie du profit ?
Depuis plusieurs années, les regards libyens vers le Sud, ses élans panafricanistes et sa politique d’investissements ont fait de la Libye une plaque tournante entre le Soudan, l’Afrique noire et la Méditerranée[4]. Suite à l’insurrection libyenne et à l’intervention de l’OTAN, soutenue par des pays européens, les Etats-Unis et le Qatar, la Libye devra surement réorienter sa position géostratégique et régionale. Redevable envers l’OTAN et le Qatar, il est probable que la coopération et les échanges s’accroissent entre la Libye et ses partenaires européens ainsi que les pays du Golfe, sans oublier le rôle croissant que sont amenées à y jouer les puissances émergentes. Étant vue par beaucoup comme une nouvelle frontière, la Libye devra réussir à gérer et réglementer les implantations et investissements étrangers sur son territoire si elle veut appartenir aux Libyens et non aux grandes firmes multinationales. C’est ce qu’ont fait savoir les autorités, privilégiant les investissements de long-terme, où les entreprises étrangères entretiennent des relations locales et emploient la main d’œuvre locale. Les investissements étrangers sont l’un des éléments essentiels à la reconstruction libyenne, et les différentes expositions et forums industriels et économiques tenus en Libye cette année, ainsi que les défilés incessants des délégations étrangères venues se rendre compte sur le terrain des opportunités d’investissements et de partenariats, traduisent une forte volonté, à l’internationale, d’investir en Libye. En effet, des centaines d`entreprises et hommes d`affaires venus du monde entier, certains financés par leurs gouvernements, ont été en visite en Libye au cours des 6 derniers mois pour évaluer le climat d`investissement et rechercher des partenaires. Une probable augmentation des échanges avec l’Europe et l’Amérique du Nord, un accroissement de la coopération régionale (Tunisie, Égypte), une présence renforcée des pays du Golfe, mais surtout une présence nouvelle et en expansion des pays émergents, BRIC et surtout Turquie, sont autant d’éléments nouveaux qui devront être observés notamment en fonction de leur capacité à favoriser le développement et l’emploi.
Parmi les puissances européennes, l`Italie, ancienne puissance coloniale en Libye et premier partenaire commercial, dont la compagnie pétrolière ENI a de nombreux atouts en Libye, voit ses relations avec la Libye en plein essor. Le Libyan British Business Council et la Middle East Association ont quant à eux organisé plusieurs délégations économiques et commerciales britanniques durant l’année, et l’Allemagne, dont les exportations vers la Libye en 2011 ont baissé de 66% et ses importations de 36%, devrait pouvoir retrouver son commerce d’avant-guerre, généré en grande partie par quelque 40 entreprises, notamment Bilfinger Berger, E.On, RWE et Siemens. La France enfin, du fait de son rôle majeur joué durant l’intervention de l’OTAN, bénéficie d’une considérable côte de popularité en Libye, et entend l’aider principalement en matière d’éducation, de santé et de sécurité. La Turquie, de son côté, a agit auprès des Libyens depuis le début de la révolution, et se destine à soutenir la Libye dans son développement économique et industriel de manière considérable. Les autorités ont fait savoir que les cotisations dues aux entreprises qui travaillaient sur place leurs seraient versées, et la Turquie a été l`un des premiers pays à rouvrir son ambassade en Libye, tout en s’activant pour obtenir des contrats commerciaux dans la Libye de l`après-Kadhafi, notamment dans le secteur des transports. Elle est, avec la Chine, la puissance montante en Libye et dans la région, au moins en termes d’échanges commerciaux et d’investissements. La Libye a présenté un défi inhabituel pour la Chine, notamment parce qu’elle a mis l’Empire du Milieu face aux contradictions d`une attitude de non-ingérence avec une présence et des intérêts économiques accrus en Libye. A l’éclatement des hostilités, 75 entreprises chinoises avaient entrepris 50 projets sous contrat en Libye, d`une valeur de 18,8 milliards de dollars. Le gouvernement chinois a activement négocié avec la Libye en ce qui concerne des questions telles que la rémunération et la réouverture des projets, et la Libye, qui attache une grande importance au rôle de la Chine dans la reconstruction du pays, va s`efforcer de sauvegarder les droits et intérêts légitimes des entreprises chinoises en Libye. A noter que la Chine a fait de la compensation et du règlement immédiat des arriérés de paiement de ses projets et contrats conclus avec l’ancien régime une pré-condition majeure d`un retour de ses investissements en Libye.
Concernant les Etats-Unis, l’environnement libyen est globalement favorable aux entreprises américaines, en grande partie parce que l`administration Obama est créditée par des Libyens de par son appui à l`action militaire qui a aidé à renverser Kadhafi l`an dernier. ConocoPhillips, Exxon Mobil Corp et Occidental Petroleum Corp font parti des géantes multinationales de l’énergie présentes sur le terrain, mais la Libye cherche également des universités et hôpitaux américains intéressés à aider à la formation, au développement technologique et à la création de succursales ou de partenariats avec des institutions libyennes, puisqu’elle recherche les investissements américains dans le tourisme, la santé et l`éducation. Le dernier pôle d’investissement vient ensuite du Golfe. Les EAU d’abord sont prêts à aider le gouvernement libyen, avec des compétences ou des transferts de connaissances, ainsi que d`encourager les entreprises des Emirats Arabes Unis à investir en Libye. Pour preuve, c’est Dubai qui a accueilli le Future Libya Development Forum 2012 Rebuild & Infrastructure Conference en juin dernier, avec 150 participants représentant environ 60 entreprises régionales et européennes. Le Qatar, enfin, occupera une position de choix dans la nouvelle Libye, notamment de par son rôle joué durant l’intervention de l’OTAN, et l’aide qu’il a apporté à la Libye pour maintenir sa production et vente de rente pétrolière. Dès lors, les sociétés qataries s’activent en Libye : la Ghanim Al-Ghanim Corporation a par exemple signé des accords de partenariat avec un certain nombre d`hommes d`affaires libyens, afin de créer une société commune, la Qatari Libyan Corporation, avec un capital de 100 millions de dollars.
Dans cette ruée vers l’or, la plupart des puissances étrangères et émergentes et leurs entreprises adoptent une attitude prudente, même si d’autres s’activent déjà sur le terrain (pays européens et du Golfe, Turquie). Ces mêmes puissances doivent actuellement faire oublier leur passivité face aux souffrances des Libyens durant l’insurrection de 2011, mais toutes ont développé ces dernières années des intérêts croissants en Libye (le groupe brésilien Petrobras et le russe Gazprom étaient déjà présents sur place), et ne voudront pas rester sur le banc de touche. Comprendre cet engagement, ses mécanismes et impacts est d’une importance considérable pour cerner ce qu’il se passera en Libye ces prochaines années. Le pays se remet plus vite que prévu des combats armés qui ont ravagés plusieurs de ses villes, mais l’accroissement du pouvoir dans les mains des acteurs locaux et régionaux au détriment du gouvernement de Tripoli, conjugué à une situation économique et sociale encore irrégulière, constituent des défis considérables au processus de transition libyen.
[1] « Libye: Défis d’après guerre », Note économique, Banque africaine de développement, septembre 2011
[2] La Chambre de commerce de Tripoli, de l`Industrie et de l`Agriculture avait protesté contre la facilité pour les entreprises étrangères de venir s’installer en Libye, et la mesure avait surpris les milieux d’affaires locaux et étrangers par son libéralisme comparé aux mesures des années précédentes.
[3] Le budget 2012 est équilibré avec un prix de $91 le baril
[4] HADDAD, Said. « La politique africaine de la Libye : de la tentation impériale à la stratégie unitaire ». Monde arabe Maghreb Machrek, la Documentation française, n°170, octobre-décembre 2000, Paris, pp 29-38.